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Janua Vera

Par Thom'

Rubrique : Interviews
Date : 30 juin 2007



La fiction et le jeu de rôle font bon ménage, pour ne pas dire qu'ils sont parents, cousins, voire frère et soeur. On ne compte plus les romans de fantasy, ou d'autres thèmes, qui ont été adaptés avec succès au jeu de rôle... quand ce n'est pas l'inverse. Parfois une nouvelle est la meilleure manière de présenter un monde, ou du moins l'une de ses facettes. Et une nouvelle peut en entraîner d'autres, voire un roman...

C'est ainsi que Jean-Philippe Jaworski vient de publier un recueil de sept nouvelles de fantasy, Janua Vera. Mais le Vieux Royaume dans lequel elles se déroulent est déjà connu de certains rôlistes : il a été décrit sur le site de l'auteur, où l'on trouvera aussi quelques aventures ou nouvelles en téléchargement. Ainsi qu'une nouvelle inédite, histoire de faire patienter en attendant de lire les 320 pages du recueil de Jean-Philippe : Janua Vera, édité par Les moutons électriques éditeur le 18 mai 2007 (ISBN : 978-2-91579328-4). L'auteur est venu nous parler plus en détail de son oeuvre, et de ses liens entre fiction et jeu de rôle.

Q - D'abord créateur de jeux via le web (Tiers Age, Te Deum), puis un jeu édité et maintenant un recueil de nouvelles. Peux-tu résumer ton parcours, et les principales difficultés que tu as trouvées en cours de chemin ?
R - J'ai écrit de front de la fiction et du jeu de rôle. L'ironie du sort, c'est que je considérais le jeu de rôle essentiellement comme un loisir privé. Or ce sont les jeux que j'avais placés gratuitement sur le net qui ont connu les premiers une forme de reconnaissance, ce qui m'a valu d'être contacté par Hicham, des Editions du Matagot, pour me proposer une édition professionnelle de Te Deum pour un Massacre.

Pour mes textes de fiction, que je m'efforçais de publier, la route a été plus dure. Avant Janua Vera qui sort cette année (2007), je n'ai publié qu'une nouvelle, dans l'anthologie Mythophages, de Léa Silhol. Les autres manuscrits, un recueil de nouvelles et deux romans, ont été rejetés par de nombreux éditeurs. Dans les premiers textes, il y avait des défauts de jeunesse qui légitimaient ces refus. Mais ensuite, avec un style que j'estimais plus abouti, je me suis heurté à une autre difficulté : j'ai voulu écrire du fantastique et de la fantasy sous une forme relativement novatrice et littéraire. Erreur tactique ! Les éditeurs qui publient de la littérature blanche s'intéressent à l'innovation formelle, mais méprisent la fantasy. Les éditeurs de fantasy, quant à eux, se méfient de l'iconoclasme narratif. J'étais donc entre deux chaises.

C'est pourquoi, sans m'interdire les jeux littéraires, je suis revenu à des formes narratives académiques pour Janua Vera. Ce qui a payé en définitive.

Q - Pourquoi le format du recueil de nouvelles plutôt qu'un roman ?
R - Tout d'abord, je sortais de la composition d'un roman : j'avais donc envie de varier les genres. De plus, j'ai écrit les premières nouvelles qui composent Janua Vera en même temps que je retravaillais Te Deum pour un Massacre, en particulier quand je composais la synthèse historique des années 1559-1572. C'était un énorme travail de recherche et de mise en forme, qui ne me laissait pas le temps de me lancer dans un projet de longue haleine comme un roman.

Ensuite, j'aime beaucoup les codes qui structurent la nouvelle. Cela implique une narration très différente de celle du roman. Il faut entrer très vite dans l'action, aller à l'essentiel. Il faut privilégier une certaine densité du récit, préparer une chute conçue pour surprendre, et dans un sens pour frustrer le lecteur, ce qui le pousse plus ou moins inconsciemment à attendre plus, ou à prolonger lui-même le récit. Cela implique des techniques narratives particulières, stimulantes parce que contraignantes, c'est-à-dire une forme de jeu dans l'écriture.


De plus, dans la mesure où tout le recueil est conçu comme une unité, qui porte sur le même univers et qui développe des thématiques convergentes, cela permet de créer une intertextualité interne, une circulation des personnages et des événements entre certains récits. D'un autre côté, la variété des récits et des personnages permet aussi de jouer avec différents registres. On en revient donc toujours au jeu.

Q - Quelles sont tes inspirations principales, les auteurs ou cycles dont tu aimerais te réclamer ?
R - Vaste question ! Les auteurs qui m'ont nourri sont nombreux et variés. Les romans de Chrétien de Troyes et l'oeuvre de Tolkien ont bien sûr exercé sur moi une influence considérable. Un certain nombre d'auteurs du XIX° siècle, eux-même fascinés par l'histoire ou par le Moyen-Age, ont pu me marquer : certains poèmes épiques de La Légende des Siècles de Victor Hugo, la poésie d'Aloysius Bertrand, la violence ténébreuse de Gilles de Rais restituée par Joris-Karl Huysmans dans Là-bas. Chez les auteurs du XX° siècle, Jean Giono m'a frappé aussi bien pour la richesse de son style que pour la force avec laquelle il peint les relations entre l'homme et la nature. Jorge Luis Borges m'a fasciné pour son fantastique abstrait, allégorique, intellectuellement vertigineux.

Enfin, chez les auteurs de fantasy, j'apprécie la veine parodique de Terry Pratchett, parfois pleine de références savantes. J'aime bien le recyclage de l'histoire en fantasy tel que le pratique Guy Gavriel Kay. J'ai aussi aimé la maîtrise de l'écriture feuilletonesque et la densité des relations entre les personnages du cycle de L'Assassin Royal - même si l'immaturité de Fitz a fini par me sortir par les yeux ! En fait, je dois avouer que j'ai conçu le personnage de Benvenuto un peu en réaction contre Fitz : je voulais un assassin crédible, c'est-à-dire une vraie crapule, dépourvue de bons sentiments et de dilemmes moraux. Terremer, d'Ursula Le Guin, m'avait aussi marqué pour la façon dont magie et mort y étaient liées.

Q - A lire les nouvelles, on sent un univers particulièrement développé et étendu, à la fois dans sa chronologie et sa géographie. Depuis combien de temps développes-tu l'univers du Vieux Royaume présenté dans Janua Vera ? Est-ce qu'il a été développé spécifiquement pour Janua Vera, ou par d'autres biais ?
R - Le Vieux Royaume a d'abord été développé comme un univers de campagne de jeu de rôle. Son origine est d'ailleurs assez curieuse. Vers la fin des années 90, j'avais participé sur l'ancien forum Casus Belli à une polémique très réchauffée, entre pro et anti-AD&D. Les anti-AD&D affirmaient haut et fort que ce jeu n'était bon qu'à faire du Porte-Monstre-Trésor, qu'il ne se prêtait ni au role-play, ni à la composition d'un univers cohérent. J'étais en désaccord profond avec cette idée, même si AD&D n'était pas le jeu que je pratiquais le plus à l'époque. Plutôt que troller de façon stérile, j'ai décidé de démontrer par la pratique qu'AD&D pouvait se jouer dans un univers riche, cohérent, et qu'on pouvait même parfaitement intégrer le PMT dans des scénarios de politique et d'enquête.

Ce fut le point de départ du Vieux Royaume, dont j'ai placé le background et plusieurs scénarios sur notre site, La Cour d'Obéron. Du coup, j'ai développé une vision assez détaillée de l'univers, de son histoire, de sa religion, de ses régimes politiques...

Quelques années plus tard, un ami expatrié à Singapour m'a demandé du matériel de jeu, pour initier de nouveaux joueurs. Je lui ai passé mes fichiers sur le Vieux Royaume et le premier scénario, La Gloire de la République. Dans son retour de la partie, il m'a dit qu'il y avait là matière à bien plus qu'un simple cadre de jeu. Cela m'a donné à réfléchir, et cela a probablement provoqué le basculement vers la composition des premières nouvelles.

Q - En tout et pour tout, un mage, une sorcière, un elfe, un gnome et un doppleganger : est-ce que l'univers de Janua Vera peut être considéré selon toi comme un univers de low fantasy, ou s'agit-il plutôt d'une préférence de ta part lors de l'écriture ?
R - Il s'agit d'un parti-pris dans l'écriture. Pour diverses raisons, mais tout particulièrement parce que plusieurs nouvelles ne relèvent pas seulement de la fantasy, mais aussi du fantastique. Or le registre fantastique ne fonctionne que s'il entre en conflit avec une forme de réalisme. Du coup, j'ai dû un peu freiner sur la fantasy, précisément pour donner l'illusion du réel qui se prête à l'éclosion du sentiment d'inquiétante étrangeté.

Un autre parti-pris a reposé sur le désir de "réenchanter" le monde, non en multipliant les occurrences du merveilleux, mais en tablant sur leur rareté pour les rendre plus brillantes, par effet de contraste. C'est par exemple la mécanique du Conte de Suzelle.

Ceci dit, le Vieux Royaume est en soi un vrai univers de fantasy, qui peut même virer à la high fantasy dans les états de crise ou de guerre les plus aigus. La fantasy, en particulier la sorcellerie, apparaîtra d'ailleurs de façon plus nette dans le roman sur lequel je suis en train de travailler.

Q - Y aura-t-il d'autres recueils ou romans dans cet univers ? Peut-être des développements via d'autres supports ?
R - Il y a d'une part le matériel de jeu disponible sur La Cour d'Obéron : il comprend la présentation générale du Vieux Royaume, la présentation de Bourg-Preux, une ville qui peut servir de base à des aventuriers, ainsi que trois scénarios qui s'y déroulent : La Gloire de la République, La Couleur de l'Argent et La Maison qui Grince.

D'autre part, je suis en train de travailler sur Gagner la Guerre, un roman assez touffu qui se déroule dans et autour de la République de Ciudalia, la grande puissance maritime du Vieux Royaume. Le personnage principal est Benvenuto, le maître assassin de la Guilde des Chuchoteurs. Il se retrouve pris dans les intrigues des classes patriciennes de Ciudalia, qui se déchirent les bénéfices d'une victoire militaire majeure contre un royaume voisin. Il s'agira d'un roman que l'on pourrait ranger sous une rubrique "Politics, Swords & Sorcery". Guerres de course, complots, assassinats, trahisons, coups tordus et magie noire, avec en arrière-plan l'ambition des grands politiques et l'affrontement entre plusieurs conceptions de l'Etat.

Q - Quels sont tes projets d'écriture en cours ? Y compris pour tes autres productions comme Te Deum...

R - Pour l'instant, je me limite à la composition de Gagner la Guerre. Bien que ce soit une oeuvre de fantasy, elle ne m'en demande pas moins un travail de documentation assez important. Pour donner de la consistance à l'univers fictif, je puise des sources assez variées : marine de guerre médiévale en Méditerranée pour peindre une guerre navale crédible, organisation des troupes janissaires, techniques de peinture de la renaissance italienne, évolution de certaines blessures traumatiques, lexique argotique pour écrire des dialogues en authentique "jargon des voleurs"... Sans oublier une relecture du Prince de Machiavel. Tout cela nécessite d'éviter la dispersion.

J'ai bien sûr d'autres idées. Je n'abandonne pas, par exemple, le projet d'un jeu de rôle sur le monde celtique de l'Antiquité, qui me tient particulièrement à coeur. Toutefois, pour l'instant, je me concentre sur une seule entreprise.

Q - Avoue que le rôliste que tu es ne pouvait pas passer à côté de la référence à "chute de nécropole" ?
R - J'avoue, j'ai fauté. Je n'ai pas pu m'en empêcher. C'est sorti tout seul, comme ça, au détour d'une phrase, qui n'avait rien à voir en plus. J'ai délibéré, j'ai débattu, j'ai lutté dans mon for intérieur... Quand même, c'était pas sérieux. Et justement : c'était tout l'intérêt du truc ! Ce qui est très drôle, c'est que ça passe comme une lettre à la poste avec les lecteurs qui ignorent la référence...

Q - Quels conseils donnerais-tu à celles ou ceux qui auraient dans l'idée de se faire éditer, que ce soit en jeu de rôle ou en fantasy ?
R - Dans la mesure où je ne suis encore qu'un auteur débutant, il est peut-être un peu présomptueux de ma part de répondre. Toutefois, pour ce que je peux en juger d'après ma petite expérience, je serais tenté de donner trois conseils.

1. Ne vous faites pas d'illusion : que ce soit dans le jeu de rôle ou dans la fantasy, on ne vit pas de sa plume. En plus, le marché du jeu de rôle comme celui de l'édition traditionnelle traversent une crise profonde. Donc, investissez-vous par passion, pas pour faire fortune - ni même pour obtenir un salaire régulier. Votre gratification, vous devez la chercher dans le plaisir créatif plus que dans votre compte en banque.

2. Travaillez, avec ambition et avec humilité. Avec ambition, parce que c'est un moteur pour aller au bout de ses projets, pour affronter les nombreux écueils qui vous attendent. L'ambition, cela implique aussi l'intransigeance avec soi-même : il faut beaucoup lire, beaucoup écrire, beaucoup corriger, beaucoup supprimer. Ce degré d'exigence vous permettra de fournir un travail de qualité.

Travailler avec humilité, cela signifie aussi admettre la critique, en tenir compte. Cela signifie accepter les refus et les rebuffades sans se décourager, mais rebondir ensuite, dépasser ses échecs.

3. Construisez-vous un réseau de relations. Plus vous connaissez de monde dans le milieu du jeu ou de l'édition, plus les projets éditoriaux sont faciles. Cependant, ne tablez pas trop sur le copinage ou sur la flatterie : misez sur la qualité de votre travail pour vous faire connaître. Diffusez du matériel de jeu sur le net, travaillez dans les fanzines, répondez aux appels à textes, et bien sûr participez aux conventions.

Q - Le mot de la fin ?
R - Je vais le laisser à Benvenuto, mon narrateur crapuleux. A propos d'un coup de bluff qui lui permet de passer, aux yeux du père d'une de ses victimes, pour l'homme qui a essayé de sauver celui qu'il a tué, il se fend de ce commentaire :

"Or la vanité artistique, c'était précisément l'ambroisie dont je découvrais le bouquet au côté du sénateur Mastiggia, la liqueur que j'étais en train de siroter alors que j'inventais un roman de Bucefale. En fait, mon estimé lecteur devrait se méfier de ce que je dégoise, vu que je n'ai pas hésité à l'enfumer dans les premières pages de ce témoignage, vu que ma vocation littéraire m'est venue d'un gros mensonge ficelé en pleine rue devant le père d'une de mes victimes. Et si, en définitive, il y avait une intention louche derrière toute histoire divertissante ? Et si mon lecteur, à bien réfléchir, était autre chose que mon lecteur ?

Après tout, si je racontais une histoire au sénateur Mastiggia, c'était bel et bien pour le distraire : le distraire de la vérité, de tous les désagréments qu'elle aurait pu générer pour moi, et faire du père endeuillé mon ami et ma dupe. Vous qui êtes en train de me lire, ne le faites-vous pas pour vous distraire ? Et, quoique vous sachiez que je suis une inqualifiable crapule, n'êtes-vous pas un peu mon ami ?

C'était la découverte que je faisais ce jour-là dans les rues de Ciudalia. Une découverte fabuleuse. Elle motive encore les lignes que je suis en train de coucher sur le vélin."

Merci à Jean-Philippe d'avoir répondu à nos questions.

Pour en savoir plus :
Les Moutons Electriques éditeur
La biographie de Jean-Philippe Jaworski sur le Grog
La gamme Te Deum pour un Massacre sur le Grog
Le site de la Cour d'Obéron
Une autre interview de Jean-Philippe sur le site de ForgeSonges